La culture de A à Z : “A” pour Monet à Antibes

En 2018, cela fera 130 ans que Monet aura séjourné au cap d’Antibes pour y rapporter un peu plus de 35 toiles, dont 10 seront achetées et exposées dès son retour  à Paris par Théo van Gogh dans l’entresol de la galerie Boussod, Valadon et cie au 19, boulevard Montmartre en juin 1888. Vincent van Gogh, admirateur inconditionnel du maître du paysage impressioniste ne verra pas, à son grand regret, cette exposition. Jamais depuis lors ces toiles n’ont été revues ensemble, une reprise de l’exposition originale, in-situ, à Antibes au musée Picasso, ou à Paris au musée Marmottan ou à Orsay serait des plus opportunes.

MONET, 10 TOILES D’ANTIBES, L’EXPOSITION QUE VINCENT VAN GOGH VOULAIT TELLEMENT VOIR.

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Valadon & Cie. Boussod 

Lettre d’invitation à l’exposition Claude Monet, (Announcement of exhibition Claude Monet), Boussod, Valadon & Cie

Paris

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©Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation)

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panorama d’Est en Ouest depuis le cap d’Antibes des “10 toiles d’Antibes “de Monet.

 

Début janvier 1888, Monet, qui depuis plusieurs années a pris l’habitude de ne pas passer l’hiver à Giverny pour se lancer dans de grandes campagnes de peinture, met de nouveau le cap, à bientôt cinquante ans, sur la Côte d’Azur, une destination hivernale bien établie qu’il connaît déjà pour l’avoir visitée quatre ans auparavant. Il laisse derrière lui femme, sa compagne officiellement officieuse Alice Hoschedé, toujours mariée, et enfants, les six de cette dernière et les deux fils, Jean et Michel, qu’il a eus avec Camille, sa femme morte en 1879 à 32 ans.

Cependant, si durant son séjour prolongé à Antibes, Monet abandonne à Alice la gestion au quotidien des affaires domestiques, il n’en continue pas moins de s’y intéresser de très près et gère à distance les rentrées d’argent irrégulières mais indispensables, les tractations souvent tendues avec ses marchands, Petit, Durand-Ruel et Théo van Gogh, l’évolution et la bonne tenue de sa côte, et, enfin ses relations parfois difficiles avec les autres peintres impressionnistes en vue d’une nouvelle exposition commune à son retour.

 

Monet au cap d’Antibes, quatre mois de corps à corps avec la peinture

 Le samedi 14 Janvier 1888, après avoir passé la nuit à Toulon où il était arrivé à bon port malgré la « date fatale », c’est un Monet fidèle à lui-même d’humeur bougonne qui s’installe au cap d’Antibes au château de la Pinède sur les recommandations de Maupassant. Son séjour ne commence pas sous les meilleurs auspices. La pension bien qu’ « admirablement située » et dans laquelle il a « une immense chambre avec vue sur de jolis jardins et la mer » est « chose terrible, une maison à peintres : le père Harpignies est là avec des élèves, puis il y a un ami de Faure » (Jean Baptiste Faure le plus célèbre baryton de l’époque et grand collectionneur de Monet et des impressionnistes). « Ensuite, la pension est assez élevée, 12 francs par jour » et comble de déveine, le lendemain, « il fait un temps de chien, de la pluie à torrents, donc impossibilité de voir et de se rendre compte du pays ».

 Après quelques jours d’hésitation qu’il occupe à voyager d’Agay, à Monaco – dont il évite le casino – en visitant la Turbie, Èze, Beaulieu, Villefranche sur mer et Nice, Monet décide finalement de rester au cap d’Antibes, pour le moment, et se met au travail le 19 Janvier : « J’ai cinq ou six motifs superbes à faire et très rapidement, si le temps reste aussi resplendissant qu’il est ; c’est féerique.[…] Je peins la ville d’Antibes, une petite ville fortifiée toute dorée par le soleil, se détachant sur de belles montagnes bleues et roses et la chaîne des Alpes éternellement couvertes de neige. »

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Antibes (1888), Claude Monet. Museum of Fine Arts, Boston.

 Ayant obtenu du ministère concerné, l’autorisation de peindre Antibes (une nouvelle loi sur l’espionnage interdisant à l’époque de faire des croquis d’une ville fortifiée) et découragé Renoir, qui ne supporte plus la cohabitation avec Cézanne chez qui il réside à Aix-en-Provence, de venir le rejoindre (lettres de Renoir et de Monet dans les documents en fin de blog) Monet travaille « ferme, quoique lentement ».

 Lentement, tout est relatif, le 1er février arrachées de haute lutte au soleil et à la lumière, il a « quatorze toiles commencées. […] Je m’escrime et lutte avec le soleil. Et quel soleil ici ! Il faudrait peindre ici avec de l’or et des pierreries. C’est admirable »(lettre de Monet à Rodin)

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Antibes, vue de la Salis (1888), Claude Monet. Collection privée, vente Sotheby’s Londres 03/02/2015.

Les jours suivants il écrit : « Je ne suis pas mécontent et j’ai bien six toiles qui seront de bonnes choses. […] Mes études marchent bien ; je suis content. […] Aussitôt au lit, je dors bien que j’aie la fièvre du travail et le désir d’être au lendemain pour reprendre la lutte, car c’en est une véritable, avec le soleil et la lumière. Ce que je rapporterai d’ici sera la douceur même, du blanc, du rose, du bleu, tout cela enveloppé de cet air féerique. ».

 Le peintre lutteur ou « chasseur », pour reprendre la description de Monet en plein acte de création faite par Maupassant dans la revue Gil Blas en 1886[1], semblait être sur la bonne voie, mais très vite à force de lutter, le doute envahit un Monet désorienté qui ne sait plus où il va ; un jour il croit à des chefs-d’œuvre, « puis ce n’est plus rien », courageusement, il lutte sans avancer à la recherche de l’impossible.

 Au doute succède le découragement ; « Quelle malédiction cette sacrée peinture et que je me fais du mauvais sang et sans avancer, sans pouvoir arriver à ce que je voudrais […].

En dépit d’une lettre encourageante de Théo van Gogh, lui demandant d’être le premier à voir ce qu’il rapportera d’Antibes, qui lui fait plaisir, il a peur « d’être fini, vidé ». La beauté du cap d’Antibes «  C’est si beau ici, si clair, si lumineux ! on nage dans de l’air bleu, c’est effrayant » et les réactions épatées des autres peintres résidents de la Pinède devant ses études[2], n’y changent rien, Monet pioche, se donne un mal de tous les diables, s’inquiète et se dégoute de ce qu’il fait, se plaint que tout est contre lui, se désole, tombe dans un état fiévreux et de mauvaise humeur qui le rend malade.

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Antibes, vue du plateau Notre-Dame (1888), Claude Monet. Collection privée, vente Sotheby’s Londres, 23/06/2014.

Le 29 février, il arrête de travailler aux Vues d’Antibes les laissant « telles qu’elles sont ». Il détruit des peintures, ce qui fait dire à Octave Mirbeau avec un art consommé de la litote dans une lettre écrite autour du 1er mars : « C’est un véritable meurtre ! Prenez garde d’avoir la folie du toujours parfait ! »

Les jours suivants, Monet remonté redouble d’ardeur, il se donne beaucoup de mal et travaille énormément, il est heureux de pouvoir dire qu’il est un peu plus content mais n’ose encore dire s’il est satisfait. « Car c’est si difficile, si tendre, et si délicat, et justement moi qui suis si enclin à la brutalité ! Enfin la vérité est que je fais de grands efforts. » se plaint-il à Berthe Morisot qui le connaissant bien, lui répond : “Votre soleil est un sujet d’envie et bien d’autres choses encore… même votre brutalité ! Vous faites des coquetteries mais je sens bien que vous êtes en verve, que vous faites des choses délicieuses.”

Mais le doute persiste : « Je ne sais plus si ce que je rapporterai est bien ou mal à force de lutter avec l’admirable soleil ; […] ça va être du tendre ; ce n’est ici que du bleu, du rose et de l’or, mais quelle difficulté, bon Dieu ! »

 Durant une grande partie du mois de mars, les changements de temps et les variations constantes du vent – « ce qui a une grande importance sur l’état de l’atmosphère et surtout sur la mer et je n’ai pas une seule toile sans plus ou moins de mer » – ralentissent Monet dans son travail qui se lamente : « Je suis bien parti au travail, mais je n’ai pu tenir ; toiles renversées, palette couverte de sable. [..] Je n’ai pu travailler aujourd’hui qu’à quatre toiles et malheureusement jamais aux mêmes, surtout à mes préférées. [..] Il y en a auxquelles je n’ai pu travailler depuis 10 jours à cause du vent. Quelle lutte perpétuelle ! […] Hélas ! je viens de passer en revue ce trop grand nombre de toiles commencées, c’est navrant de voir ces choses qui auraient pu être bien, sur plus de trente toiles, c’est à peine si six ou sept seront exposables.[…] Hélas ! voilà le troisième jour sans pouvoir peindre ![…] Que de toiles fichues ! »

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La Méditerranée par vent de Mistral (1888), Claude Monet.  Collection privée.

Dégouté par ce gâchis, il en profite pour aller à Cannes se faire couper les cheveux ; « j’étais comme un sauvage » et passer la journée avec Maupassant « qui a été fort gentil. ».

 À mesure que son séjour s’éternise, en raison du mauvais temps et des caprices de la météo, Monet se veut rassurant auprès d’Alice : « il faut à tout prix que je lutte ici jusqu’au bout, je me donne comme dernière limite jusqu’au 15 (Avril) ; […] vous vous trompez étrangement en croyant toujours que l’on s’occupe tant de moi et qu’on me court après. [..] Rassurez-vous donc une fois pour toutes et ne craignez pas que la venue des Mirbeau (Octave Mirbeau et sa femme) retarde mon retour. Si je persiste encore à rester, c’est dans l’espoir du beau temps pour sauver quelques toiles ; avant d’ajouter avec un manque de tact certain : « Hier (le 29 mars), je suis allé au rendez-vous Maupassant (avec qui il avait déjà passé la journée du 25) […] Il y avait deux autres dames, et on a fait un déjeuner excellent et très gai. Puis repromenade au bord de la mer et rentrés en voiture pour le dîner. En route, nous nous sommes arrêtés à la poterie de Vallauris où j’ai acheté quelques petites bêtises. […] Maupassant a de nouveau insisté pour que je fasse avec lui le voyage de Saint-Tropez [sur son voilier le Bel ami], disant que c’était une occasion unique et ce qu’il y a de plus beau à voir. »

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Vue du cap d’Antibes (1888), Claude Monet. The Hill-Stead Museum, Farrington, Ct.

Avec le retour du beau temps, Monet coiffé de son emblématique chapeau de paille reprend confiance « […] journée splendide : il a fallu arborer le chapeau de paille ; j’ai beaucoup et bien travaillé, je crois ».

Le mois d’avril est productif et Monet prépare son retour à Paris pour présenter sa production : « J’ai du reste prévenu le père [Durand-Ruel un des marchands historiques de Monet] que j’avais promis à d’autres de voir mes toiles en premier. Je préviendrai donc lui et van Gogh du jour de mon arrivée et ce sera le premier venu qui aura le choix. » Octave Mirbeau, en ami fidèle, le cajole : « Ce doit être superbe. Du moment que vous n’en êtes pas mécontent absolument, je prévois d’admirables chefs-d’œuvre. »

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La Mer et les Alpes (1888), Claude Monet. Collection privée.

Monet se lève aux aurores ; pris par « la fièvre du travail et du bon », il travaille à outrance et ce qu’il produit le satisfait : «  Eh bien ! je suis très content ![…] j’ai quelques toiles qui vont être très bien et, je crois, très en progrès, si je ne m’abuse pas.[…] Je suis à bout de forces, la tête m’en pète, et cependant je travaille de mieux en mieux.

 Le 30 avril, quelques jours avant de rentrer à Giverny, dans sa dernière lettre d’Antibes à Alice, Monet conclut hyperbolique et fidèle à lui-même : « Je ne puis laisser ces toiles dans cet état, il faut absolument que j’y mette ce qui leur manque. Je crois qu’elles seront très bien ou alors je me fourre dedans et deviens fou. ».

 Source Correspondance de et à Claude Monet, catalogue raisonné Monet/Wildenstein CM/DW et catalogue vente Artcurial du 13 décembre 2006 Archives Claude Monet

 

 

10 toiles d’Antibes par Monet chez Boussod, Valadon et cie, 19 boulevard Montmartre.

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Montagnes de l’Estérel (1888), Claude Monet. Courtauld Gallery.

 

Liste des tableaux de Claude Monet achetés et exposés par Théo van Gogh chez Boussod, Valadon et cie, le 4 juin 1888 à Paris :

Vue du cap d’Antibes

Antibes

Antibes vue du plateau Notre-Dame

Antibes vue de la Salis

La mer et les Alpes

La Méditerranée par vent de mistral

Montagne de l’Estrel (sic)

Plage de Juan-les-Pins

Pins, cap d’Antibes

Sous les pins, fin du jour

par ordre d’entrée dans le livre d’achat-vente de Goupil/Boussod, Valadon et cie, source getty.edu, cf Documents en fin de blog.

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Pins, cap d’Antibes (1888), Claude Monet. Collection privée, vente Christie’s New-York 06/11/2007.

À son retour d’Antibes, et à la suite d’un rendez-vous désastreux à Paris chez Durand-Ruel, Monet décide définitivement de ne pas participer à l’exposition des impressionnistes chez ce dernier, laissant à Théo van Gogh l’initiative en l’invitant à lui rendre visite à Giverny. Une opportunité que Théo van Gogh ne va pas laisser échapper. Il en fait part à Vincent, déjà très fan de Monet « ce que Claude Monet est dans le paysage, cela dans la figure peinte, qui est-ce qui le fera ? », qui lui répond dans une lettre datée du 7 mai : « Tu verras de belles choses chez Claude Monet. Et tu trouveras bien mauvais ce que j’envoie, en comparaison. »

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Plage de Juan-Les-Pins (1888), Calude Monet. Collection privée, vente Christie’s Londres 22/06/2014

 

 Trois semaines plus tard, dans une lettre à Théo du 28 mai, il semble faire allusion au tableau de Monet, Sous les pins, fin du jour que son frère lui a probablement décrit : « C’est drôle qu’un de ces soirs ci à Mont-majour j’ai vu un soleil couchant rouge qui envoyait des rayons dans les troncs & feuillages de pins enracinés dans un amas de rochers, colorant d’orangé feu les troncs et les feuillages tandis que d’autres pins sur des plans plus reculés se dessinaient bleu de prusse sur un ciel bleu-vert tendre – céruléen. C’est donc l’effet de ce Claude Monet. »

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Sous les pins, fin du jour (1888), Claude Monet. Philadelphia Museum of Art.

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fac simile de la lettre du 25 mai 1888 de Vincent van Gogh à son frère Theo.  Van Gogh letters, van Gogh museum.

 Le 15 juin, Vincent de plus en plus motivé écrit à son frère au sujet de l’exposition de Monet chez Boussod Valadon et cie: « Je te félicite d’avoir l’exposition Monet chez toi et je regrette bien de ne pas la voir. »

 Le 17 juin dans une lettre à l’artiste australien John Peter Russel il fait la promotion de l’exposition qui vient d’ouvrir en y ajoutant une description d’un tableau (a priori, Sous les pins, fin du jour ):  “My brother has an exhibition of 10 new pictures by Claude Monet, his latest works. for instance a landscape with red sun set and a group of dark firtrees by the seaside.

The red sun casts an orange or blood red reflection on the blue green trees and the ground. I wished I could see them.”

«  Mon frère a en ce moment une exposition de 10 nouvelles toiles de Claude Monet qu’il a peintes dernièrement. Il y a entre autre un paysage de soleil couchant et de sombres pins au bord de la mer. Le soleil rougeoyant se reflète en orange ou en rouge sang sur le bleu-vert des arbres et du sol. J’aimerais pouvoir les voir. »

On trouve une description presque identique de ce tableau au dos de l’esquisse de « Tête d’une jeune fille » que Vincent a joint à cette lettre: « Il semblerait que Claude Monet a peint de belles choses, mon frère m’écrit pour me dire qu’il a actuellement une exposition de 10 nouvelles toiles. Il y en a une qui représente des pins en bord de mer où le tronc, les branches, le feuillage des arbres ainsi que le sol baignent dans le rougeoiement du soleil couchant, une merveille, paraît-il. »

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Sous les pins, fin du jour (1888), Claude Monet. Philadelphia Museum of Art.

It appears that Claude Monet has done fine things, my brothers writes to say that he has at present an exhibition of 10 new pictures. One representing pinetrees by the seaside with a red sunset casting a red glow over stems, branches, foliage and the ground itself – a marvel I hear.

 Le 19 juin, c’est à Émile Bernard qu’il fait part, non seulement, de l’exposition Monet de son frère, mais aussi de son regret de ne pas la voir, sans oublier de mentionner que Maupassant a vu l’exposition et promis de revenir :

« Mon frère a dans ce moment une exposition de Claude Monet, je voudrais bien les voir. Entre autres Guy de Maupassant y était venu et a dit que dorénavant il reviendrait souvent au Boulevard Montmartre. »

Le 21 juin en réponse à son frère, Vincent mentionne encore une fois sa tristesse persistante à l’idée de manquer l’exposition Monet et réitère son soutien fraternel: « Mon cher Theo, je viens de lire l’article sur Claude Monet de Geffroy. C’est vraiment très bien ce qu’il dit. Que je voudrais voir cette exposition. Si je m’en console de ne pas la voir c’est qu’en regardant autour de moi il y a bien des choses dans la nature qui ne me laissent guère le temps de penser à autre chose.[…]

A bientôt j’espère. Poignée de main et merci du journal et bien du succès avec ton exposition. »

 Deux jours plus tard encore, il évoque la puissance supposée de travail de Monet et son admiration évidente pour l’artiste dans une lettre à Théo : « C’est bien beau que Claude Monet a trouvé moyen de faire de février à mai ces dix tableaux.

Travailler vite ce n’est pas travailler moins sérieux, cela dépend de l’aplomb qu’on a et de l’expérience. »

 Le 26 juin, Vincent, qui ne lâche pas l’affaire, rappelle à Émile Bernard : « Mon frère a dans ce moment une exposition de Claude Monet – 10 tableaux faits de février à Mai à Antibes. C’est fort beau paraît-il. »

 Un mois après la lettre de van Gogh et quelques jours avant la fin de l’exposition Monet, John Peter Russell répond à Vincent au sujet de celle-ci : “Saw ten of M. Monets pictures done at Antibes. Very fine in color & light & a certain richness of envelop. But like nearly all the so called impressionist work the form is not enough studied. The big mass of form I mean. The trees too much wood in Branches for the size of Trunk & so against fundamental law of nature. A lack of construction everywhere.–

He is undoubtedly a remarkable colorist. & full of courage in attacking difficult problems. We should all do the same.– ’Tis the only way to get strong.

 

 À peine reçue, Vincent s’empresse d’adresser un compte-rendu très fidèle de cette lettre à Théo : « « J’ai une lettre de Russell. […] Il dit qu’il a reçu de Rodin un bien beau buste de sa femme et qu’il a déjeuné à cette occasion avec Claude Monet et qu’il a vu alors les 10 tableaux d’Antibes. Je lui envoie l’article de Geffroy. Il critique les Monet très bien, d’abord en les aimant beaucoup, la difficulté attaquée, l’enveloppe d’air coloré, la couleur. Maintenant après, dit-il, ce qu’il y a à y redire c’est que tout manque partout de construction, par exemple un arbre chez lui aura beaucoup trop de feuillage pour la grosseur du tronc et ainsi toujours et partout au point de vue de la réalité des choses, au point de vue d’un tas de lois de la nature, il est assez désespérant. Il finit par dire que cette qualité d’attaquer la difficulté est ce que tous devraient avoir. »

 Source : Vincent van Gogh, the Letters, ©Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation)

 

Les réactions connues aux toiles d’Antibes

 Berthe Morisot

 En réponse à une lettre de Monet de début juin : « PS. Les Goupil vous ont-ils au moins prévenue qu’ils faisaient une exposition d’une dizaine de toiles que je leur ai vendues ? Je serai bien aise d’avoir votre impression. », elle lui écrit avec une pointe d’envie :

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Sous les pins, fin du jour (1888), Claude Monet. Philadelphia Museum of Art.

« Vous l’avez bien conquis vous ce public récalcitrant, on ne rencontre chez Goupil que gens admiratifs au dernier point, et je trouve qu’il y a de votre part beaucoup de coquetterie à demander l’impression produite : c’est un éblouissement ! et vous le savez fort bien ». Elle précise que son tableau préféré est « celui aux petits arbres roux du premier plan (allusion probable au tableau Sous les pins, fin du jour), nous sommes restés mon mari [Eugène, frère d’Edouard Manet] et moi en extase devant pendant une heure. » Elle a vu Mallarmé, et serait bien étonnée « si cet homme charmant ne vous exprimait pas toute son admiration dans une jolie lettre. ». Lettre à Claude Monet 25 juin 1888. Source catalogue vente Artcurial du 13 décembre 2006 Archives Claude Monet

 Stéphane Mallarmé

 À la suite d’une visite à Giverny début juin, durant laquelle il a pu voir les tableaux d’Antibes, il écrit à Monet

 « Ah oui, comme aimait à le répéter le pauvre Edouard [Manet], Monet a du génie. »

Lettre à Claude Monet du 11 juin 1888, qui lui répond :

« Je suis bien content que mes tableaux vous plaisent, les éloges venant d’un artiste comme vous cela fait plaisir. ». Lettre de Claude Monet à Stéphane Mallarmé 19 juin 1888. Source catalogue raisonné Monet/Wildenstein CM/DW p.10

Octave Mirbeau

 Dans une lettre de fin juin 1888 à Claude Monet, il se réjouit du succès de l’exposition de ce dernier chez Boussod, Valadon et cie (ex Goupil) : « C’est significatif ; pour que cette maison si réactionnaire s’emballe de la sorte, c’est qu’elle sent le triomphe de votre art, définitif, et que l’avenir de son commerce est là. Il ne faut point chercher chez ces gens de raisons esthétiques. Allons, mon cher Monet, vous êtes arrivé, et crânement, sans concession, sans réclames, par la puissance seule de votre talent et par la dignité de votre caractère. » Source catalogue vente Artcurial du 13 décembre 2006 Archives Claude Monet

 Gustave Geffroy dans La Justice

 Dix Tableaux de Claude Monet par Gustave Geffroy, La Justice, numéro 3077 du 17 juin 1888

 “Donc, ceux qui voudront donner quelques minutes de leur temps à des œuvres qui ont une chance de durée trouveront la satisfaction de leur œil et le repos de leur esprit devant les dix toiles que le grand paysagiste Claude Monet vient de rapporter d’Antibes, et qui seront exposées pendant quelques jours pour nous consoler des exhibitions d’amateurs et du fastidieux Salon.

 L’exposition organisée par M.Van Gogh, dans l’entresol du boulevard Montmartre […] est toute privée. […]

Les deux salons où sont montrés les dix tableaux sont petits, éclairés sans artifices de lumière, les murs ne sont pas drapés de peluche ni les corniches reluisantes d’or. […]

 C’est à Antibes et autour d’Antibes que Claude Monet a accompli sa dernière campagne, de février à mai, à l’époque de la belle et claire lumière. […]

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Sous les pins, fin du jour (1888), Claude Monet. Philadelphia Museum of Art.

 Un groupe de pins, d’un vert noir, au bord d’une mer gonflée et vaporeuse, espace ses hauts troncs dans une terre rouge comme le sang. Le dessous du feuillage est aussi rougeoyant, zébré par des réverbérations du sol et les projettements (sic) du soleil couché. Dans le ciel se mêlent et se séparent les remous verts et roses d’avant le crépuscule. » (sans le nommer, cette description semble correspondre au tableau Sous les pins, fin du jour ) Source article original digitalisé Gallica

 

Georges Jeanniot

 « Parce que les toiles d’Antibes lui rappellent « les odeurs de l’oranger et de l’eucalyptus », le peintre (et critique occasionnel) Georges Jeanniot, (qui signe GJ) dans la Cravache Parisienne du 23 juin, applique à l’art de Monet la thèse des Correspondances de Baudelaire :

 « A-t-il conscience, en peignant, de l’étrange affinité qu’il y a entre les parfums, les sons et les couleurs ? » Source catalogue raisonné Claude Monet / Daniel Wildenstein CM/DW p.10

 

 Félix Fénéon

 La Revue Indépendante, volume 8, numéro 21, juillet 1888

Critique de Fénéon de l'expo juin 88

 Dans cette courte critique, Félix Fénéon reconnaît à Monet un savoir-faire certain, mais trouve que son talent semble faire du sur-place depuis les tableaux d’Étretat qui datent et il ne peut résister à une pointe finale en mentionnant Celen Sabbrin, allusion sarcastique au chimiste américain Helen Cecelia De Silver Abbot Michael qui avait fait paraître, sous ce pseudonyme, un essai alambiqué de vingt pages Science and Philosophy in Art (Science et philosophie dans l’art), presqu’exclusivement consacré à Monet, à la suite de l’exposition des impressionnistes organisée par le marchand Durand-Ruel à New-York en 1886. Source Monet, Narcissus and Self-Reflection : The Modernist Myth of the Self by Steven Z.Levine

 Jean-Baptiste Faure, baryton et non moins célèbre collectionneur

 Correspondance avec Claude Monet

 Paris 23 juin 1888,

 il le félicite pour l’exposition Goupil, et regrette de n’avoir pu avoir « une de ces vues d’Antibes. Cela n’aurait pas mal fait dans la collection Monet que je forme depuis si longtemps »…

 Pougues-les-eaux 3 juillet 1888,

 il se réjouit du succès de Monet, mais trouve « étrange les conditions que voudraient vous imposer les marchands de tableaux à l’égard de vos anciens et fidèles amateurs : de ceux qui n’ont jamais cessé d’avoir foi en votre talent, et qui, dans les moments critiques, ne vous ont point lâché. […] ces Messieurs, par leur abstention systématique, ou par leur ignorance, n’ont pas craint de vous laisser tirer la langue pendant de longues années ; à ce point que, à bout de forces et complètement découragé, vous songiez à abandonner votre palette, pour vous consacrer à la peinture des décors de Théâtre ». Il espère donc pouvoir acquérir « une ou plusieurs de ces ravissantes vues d’Antibes », sans passer par les « exigences de ces retardataires, siffleurs de la veille, admirateurs du lendemain. (Je fais exception pour le Sieur Durand-Ruel) »

 Source catalogue vente Artcurial du 13 décembre 2006 Archives Claude Monet

 [1] « L’an dernier, […] j’ai souvent suivi Claude Monet à la poursuite d’impressions. Ce n’était plus un peintre, en vérité, mais un chasseur. [..] Il les (ses toiles) prenait et les quittait tour à tour, suivant tous les changements du ciel. Et le peintre, en face du sujet, attendait, guettait le soleil et les ombres, cueillait en quelques coups de pinceau le rayon qui tombe ou le nuage qui passe, et, dédaigneux du faux et du convenu, les posait sur sa toile avec rapidité. Je l’ai vu ainsi saisir une tombée étincelante de lumière sur la falaise blanche et la fixer à une coulée de tons jaunes qui rendaient étrangement le surprenant et fugitif effet de cet insaisissable et aveuglant éblouissement. Une autre fois, il prit à pleines mains une averse abattue sur la mer, et la jeta sur sa toile. » Gil Blas du 28 septembre 1886, La Vie d’un paysagiste par  Guy de Maupassant

[2] « Il m’a fallu me résigner à montrer mes études, ce que j’avais toujours refusé ; et, bien que ces gens-là n’y entendent pas grand-chose, ils ont été épatés de la lumière et de la sensation du pays […] Lettre de Monet à Alice du 12 février 1888

 

Documents

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fac simile digital de la lettre de Renoir à Monet, envoyée mi-janvier 1888, du Jas de Bouffan où il réside chez Cézanne. Renoir cherche à changer d’air et quittera Aix en Provence peu de temps après, ne supportant pas  apparemment “l’avarice noire qui règne dans cette maison.” (citation extraite du site du Jas de Bouffan, dont je n’ai malheureusement pas pu retrouver la provenance). Monet dans une lettre à Alice Hoschedé du 13 février est plus évasif : “J’ai reçu une lettre de Renoir , qui, encore une fois, a eu des ennuis chez Cézanne et n’a pu y rester.” Sources : lettre manuscrite Renoir, catalogue vente Archives Monet, Artcurial 13 décembre 2006, document pdf ; lettre de Monet à A.Hoschedé, document original in catalogue raisonné Monet/Wildenstein)

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fac simile digital d’une lettre de Guy de Maupassant à Monet, non datée, de la fin du mois de février 1888, dans laquelle il s’excuse de ne pas lui avoir encore rendu visite. C’est sans doute à cette lettre que Monet fait allusion quand il écrit à Alice Hoschedé au soir du 27 février : ” J’ai eu aussi des nouvelles de Maupassant ; je lui avais écrit il y a quinze jours, lui demandant lorsqu’il viendrait en bateau par ici qu’il me fasse signe ; j’étais surpris de ne pas avoir même de réponse (en matière d’étiquette épistolaire Monet est très à cheval sur ses principes) ; il m’écrit ce matin qu’il arrive de paris et qu’il viendra un de ces jours.”. Sources : lettre manuscrite de Maupassant sur le Bel Ami, catalogue vente Archives Monet, Artcurial 13 décembre 2006, document pdf ; lettre de Monet à A.Hoschedé, document original in catalogue raisonné Monet/Wildenstein)

 

Fac simile digital des entrées des dix toiles d’Antibes achetées par Théo van Gogh dans le livre des achats-ventes de Goupil/Boussod, Valadon et cie, en juin 1888 dans lequel figure, outre les titres des toiles, leurs dimensions,  les conditions d’achat et de vente : “Boulevard à artiste avec partage des bénéfices” Source getty.edu